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CELLES QUI CHANTENT

Des regards sensibles pour quatre propositions hybrides

Quatre films pour quatre visions du chant féminin, explorant les limites du documentaire. Le gratin de ce monde qui se rend à l’Opéra Garnier. Des femmes berbères qui chantent dans une grotte dans le Sud de l’Algérie. Une femme atteinte d’un cancer dont le parcours à l’hôpital fait écho au personnage de Violetta dans « La traviata ». Et une chanteuse du Kurdistan iranien que les mentalités empêchent de se produire devant un public…

En septembre 2015, l’Opéra de Paris a lancé « La 3e Scène », un espace numérique qui permet de prolonger la création au sein de l’institution en donnant carte blanche à des cinéastes ou d’autres artistes pour la réalisation de courts métrages qui explorent à leur manière le spectacle vivant – parmi les œuvres en ligne, on recommandera notamment l’hypnotisant "Les Indes galantes" de Clément Cogitore. C’est dans ce même projet que se situent les quatre segments de "Celles qui chantent". Si les quatre films ont été faits séparément, ils ont au moins en commun de mettre en scène des chanteuses et d’interroger l’écho de leur voix, leur réception, dans trois pays différents.

Cette compilation s’ouvre avec "Une nuit à l’Opéra", où l’Ukrainien Sergei Loznitsa ("My Joy", "Dans la brume", "Maïdan"…) utilise des images d’archives montrant des célébrités et des personnalités politiques arrivant à l’Opéra Garnier pour assister à diverses représentations dans les années 1950-1960. Durant une bonne douzaine de minutes, cette accumulation, quasi expérimentale et franchement répétitive, peut sembler ennuyante et creuse de prime abord, mais ce montage finit par avoir plusieurs intérêts. Avec le mélange des dates, le montage revêt un certain comique de répétition, notamment quand on s’aperçoit que des personnalités sont montrées en train d’arriver plusieurs fois d’affilée et en compagnie de personnes différentes (Charles de Gaulle notamment). Cette insistante mise en lumière d’un certain public interroge par ailleurs la façon dont le spectacle se situe aussi dans la salle, rappelant au passage que, depuis longtemps, les puissants viennent aussi au théâtre avec l’intention de se montrer. Puis, lorsque le montage montre enfin Maria Callas se produisant sur scène, sa performance (magistrale, forcément) a lieu de manière fictive devant un public « recomposé », comme pour pointer la vaste aura des artistes et rendre hommage à la façon dont leur art peut dominer tout le monde. Vers la fin, un unique plan en couleurs, sur l’œuvre que Marc Chagall a peinte sur le plafond de l’Opéra Garnier, adresse une rapide adoration à une autre forme d’art pour compléter le propos.

Vient ensuite "Les Divas du Taguerabt", la proposition de l’Algérien Karim Moussaoui ("En attendant les hirondelles") qui s’interroge, dès le début de son film, sur la pertinence de la construction d’un opéra tout neuf à Alger, offert par la Chine : «  C’est pas comme si on produisait dix opéras par an. Je ne sais pas ce qui peut ressembler à un opéra ici ». Partant de cette incongruité, il aurait pu questionner l’aspect géopolitique de ce cadeau prestigieux, ou l’influence culturelle étrangère de façon générale. Mais il préfère opter pour le contre-pied et s’orienter vers la dernière partie de sa réflexion : quelles racines musicales locales peuvent s’apparenter à l’opéra ? Il évoque alors un témoignage affirmant que des groupes de femmes berbères se rassembleraient dans des grottes pour entonner des chants traditionnels (du Ahellil, ou plus précisément du Taguerabt, auquel le titre fait référence). Il se met alors à la recherche de ces femmes et sa quête semble ne mener nulle part car il s’agit peut-être d’une légende. Il parvient toutefois à filmer une telle scène, et on se demande forcément si ce rassemblement est « réel » ou fabriqué de toutes pièces (si l’on vérifie ensuite, il s’avère que c’est bel et bien mis en scène). Dans tous les cas, on est facilement hypnotisé par cette transe prenante, bouleversante, dans l’acoustique particulière de la grotte, même si tout ce qui précède paraît un peu brouillon.

Le troisième opus, "Violetta", est le seul à être déjà disponible en ligne sur la plateforme de « La 3e Scène ». Il s’agit de la première réalisation de Julie Deliquet, metteuse en scène de théâtre, qui livre ici un film-miroir intelligent et sensible. Elle y entremêle habilement documentaire et fiction avec la mise en parallèle de représentations de "La traviata", avec la soprano Aleksandra Kurzak dans le rôle de Violetta Valéry (personnage atteint de tuberculose), et le parcours d’une femme (incarnée par Magaly Godenaire) qui va subir une première chimiothérapie. Les coulisses de l’opéra répondent aux couloirs d’hôpitaux, les deux femmes essaient des perruques ou sont alitées… L’écho est parfait et, jusqu’au magnifique plan final, on se demande si l’histoire de la femme cancéreuse est vraie.

Enfin, c’est à l’Iranien Jafar Panahi qu’il revient de clore "Celles qui chantent" en beauté. Avec "Hidden", il prouve une fois de plus sa maestria dans l’art de brouiller les pistes et de déjouer la censure avec malice (notons que le dialogue évoque à plusieurs reprises la réalisation de son film précédent, "Trois visages"). Reprenant peu ou prou le dispositif de l’excellent "Taxi Téhéran", il se met à nouveau en scène au volant, accompagné de deux femmes (dont sa fille Solmaz qu’il avait déjà filmée dans "Le Cercle"), en route pour un village du Kurdistan iranien dans l’espoir de rencontrer une jeune femme dont les talents de chanteuse sont immenses mais ne peuvent être artistiquement mis en valeur à cause d’interdits et tabous culturels. C’est avec un minimalisme puissant d’émotion que le trio et le public finissent par « découvrir » cette voix. A posteriori, il y a un tel contraste avec le premier segment que ce dernier plan justifie à lui seul la cohérence de "Celles qui chantent".

Raphaël JullienEnvoyer un message au rédacteur

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