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L'APOLLONIDE

Un film de Bertrand Bonello

Portes ouvertes sur maison close

La vie des filles d’une maison close parisienne s’organise autour d’une femme marquée d’une cicatrice en forme de sourire, et sous la houlette d’une maquerelle très maternelle. De l’extérieur, rien n’est montré, sinon l’impression que la fin du XIXe siècle s’écoule lentement et sûrement…

L’éternel sourire qui défigure le visage de Madeleine, pendant féminin du Gwynplaine de Victor Hugo, n’est qu’un trompe-l’œil. Dans « L’Apollonide », les monstres ne sont pas les filles de la maison close dirigée par Marie-France (Noémie Lvovski), ce sont les clients qui les viennent visiter, faibles et fébriles créatures désireuses d’assouvir leurs passions primaires. Certains de ces monstres s’avèrent particulièrement dangereux – la cicatrice riante de Madeleine est le cadeau d’un habitué – mais, pour la plupart, ils sont simplement à la recherche d’un sein où ils puissent cacher un temps leur monstruosité, à l’abri des regards extérieurs, dans le confort ouaté de chambres verrouillées. Ils ne souhaitent pas exister en plein jour ; pourtant, ce sont des monstres involontaires, que la société a créés de toutes pièces à son image.

La sexualité n’est pas un sujet neuf. Ni pour le cinéma – la première apparition d’une prostituée à l’écran date de 1900, soit très peu de temps après l’invention du cinématographe. Ni pour Bertrand Bonello, réalisateur du « Pornographe » et de « Tiresia ». La sexualité, contrairement aux clients de la maison close, n’est pas en elle-même monstrueuse ; c’est sa version tarifée, son commerce officialisé, qui dérange. Bonello plonge sa caméra sans gêne au cœur de cet embarras. Il filme la prudence d’une prostituée recevant un nouveau client, la joie des filles occupant le salon, en attendant le travail, leur proximité lascive avec ces bourgeois qui viennent chercher chez les filles un peu de joie - certains demandant à rester jusqu’au petit matin, à une heure où, traditionnellement, il faut avoir retrouvé ses pénates.

Le réalisateur fait de la prostitution un geste de cinéma : offrir un instant de perversité à un homme, c’est comme projeter une pellicule dans une salle obscure. Bonello lui-même file la métaphore : « On peut dire que le personnage incarné par Noémie Lvovsky, c’est moi, metteur en scène de cette maison. Il fabrique son décor, elle demande de l’aide au préfet comme moi je demande de l’argent au CNC… Le client, c’est peut-être le spectateur. » Le cinéma c’est de la prostitution, mais la prostitution, c’est aussi un peu du cinéma : il faut sans cesse inventer de nouvelles figures, de nouveaux décors, afin de stimuler l’imagination des habitués et se protéger contre les chausse-trappes fictionnelles de clients trop ambitieux. Alors Bonello convoque l’élégance d’un Buñuel, notamment lors d’une scène onirique et dérangeante sur la fin qui voit le fantasme de Madeleine se réaliser.

Structurellement, « L’Apollonide » roule de récit en récit, comme une ronde allant de fille en fille. C’est moins la chronologie qui importe, que les multiples envies de cinéma qui émanent du film : ambiance XIXe siècle, illustration littéraire, gravure venue à la vie, volupté des corps et des décors, douceur des travellings, délicatesse des courbes féminines qui s’obstinent à défier les bonnes mœurs, voilà ce que filme Bonello. Le monde de la morale, bien-pensant, est volontairement laissé à la porte par le réalisateur, qui n’en veut pas dans sa maison hermétiquement close. Le monde du dehors ne se manifeste que par le biais des clients, qui débarquent, comme des fantômes, une fois la nuit tombée. Alors, les filles embauchent, et que commence la débauche.

La caméra se fait le témoin voluptueux et lascif du quotidien de la communauté. Les filles sont comme des sœurs protégées par la tutelle de leur mère maquerelle. Elles forment une famille disparate : il y a Madeleine, dite la Juive, transformée en Joker fantasmatique ; il y a Julie, dite Caca pour sa « spécialité » ; il y a celles qui ont des habitués, hommes mariés qui viennent tous les soirs leur titiller la pointe des seins après quelques coupes de champagne. Pour autant, Bonello évacue tout le glauque et le sordide d’une pareille affaire pour leur préférer la sensualité pesante des longs travellings, notamment autour du salon où les couples se nouent et les commerces s’engagent.

Malgré sa volupté, « L’Apollonide » manque de quelque chose, un grain de sel qui ferait oublier son rythme nonchalant et le style parfois affecté de sa mise en scène, cette impression régulière de voir adapté à l’écran un roman de Maupassant. Quant à la question idéologique, Bonello se prend les pieds dedans en toute fin de course, en insérant un épilogue décalé qui ne sert à rien, sinon à ressasser la thèse développée en sous-texte durant tout le long-métrage : en regard des filles qui monnaient leur corps, mieux vaut la commodité d’une maison que le sordide de la rue.

Eric NuevoEnvoyer un message au rédacteur

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