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L'ANGE BLESSÉ

Un film de Emir Baigazin

Une allégorie du Kazakhstan post-soviétique

Dans un village du Kazakhstan des années 1990, quatre garçons de 13 ans font face aux difficultés de la vie : Jaras travaille pour compenser la défaillance d’un père à peine sorti de prison ; Poussin s’entraîne pour un concours de chant tout en étant sollicité par des caïds de son école ; Crapaud revend du métal qu’il récolte dans les ruines industrielles des alentours ; et Aslan est confronté à la grossesse de sa petite amie alors qu’il se prépare pour des études ambitieuses.

Deuxième long métrage d’Emir Baigazin, "L’Ange blessé" s’inscrit dans la continuité de "Leçons d’harmonie", en se focalisant sur des adolescents d’un village kazakh. Tout aussi abouti visuellement (on retrouve par exemple l’art du cadre dans le cadre ou la grande maîtrise du portrait), ce deuxième opus du talentueux Baigazin s’affranchit toutefois du précédent dans sa structure. Moins abordable que "Leçons d’harmonie", qui développait une histoire assez linéaire et centrée sur un personnage, "L’Ange blessé" éclate son récit en quatre chapitres et autant de personnages principaux, discrètement connectés par quelques scènes et dialogues. Si l’adolescence reste centrale, elle n’est qu’un thème-leurre puisque l’intérêt du film réside dans la métaphore.

Le message d’ouverture, qui explique que les autorités provoquaient volontairement des coupures d’électricité pour faire des économies dans les années 1990, a évidemment une fonction pragmatique : rendre intelligibles certaines situations décrites dans le film pour le spectateur qui ne connaît pas l’histoire kazakhe (en gros quasiment tout le monde, d’où ce nécessaire renseignement préalable). Mais c’est aussi une indication sur un sens possible du film : le personnage principal, c’est peut-être le Kazakhstan nouvellement indépendant. Les références au peintre Hugo Stimberg confirment la volonté du cinéaste d’inscrire son film dans une démarche symboliste. Le titre du film reprend celui du plus célèbre tableau de Stimberg, auquel Baigazin fait également un clin d'oeil visuel en reproduisant la scène dans le troisième chapitre (l’orphelin handicapé porté par les deux autres orphelins dans une chaise à bras). De même, chacun des quatre garçons est associé à un mot (« destin », « chute », « envie », « péché »), lequel s’affiche en fin de chapitre sur un détail d’une fresque de Stimberg ("La Guirlande de la vie", qui se trouve dans la cathédrale de Tampere, en Finlande).

Tout ce que vivent les adolescents peut ainsi être symboliquement interprétés de plusieurs façons, et l’allégorie du Kazakhstan post-indépendance est une des interprétations possibles. L’absence ou la défaillance des pères et l’impuissance des mères peuvent figurer respectivement l’abandon de l’ancienne puissance russo-soviétique et la naissance douloureuse de la patrie kazakhe (notons qu’en russe il existe plusieurs mots pour dire « patrie » : l’un dérivant de « père » comme en français, un autre émanant du verbe « accoucher », donc associé à la mère, un peu comme l’étrange expression française « mère patrie »). D’autre part, les quatre garçons semblent contraints à devenir adultes avant l’heure et à devoir assumer des responsabilités auxquelles ils n’étaient pas préparés (pourvoir aux besoins de leur famille, assumer une éventuelle paternité non souhaitée, défendre son honneur…), un peu comme ce Kazakhstan qui, comme d’autres pays de l’ex-URSS, s’était finalement retrouvé indépendant du jour au lendemain sans vraiment l’avoir anticipé – malgré de vives tensions russo-kazakhes à partir de 1985, le Kazakhstan a été la dernière des 15 républiques à proclamer officiellement son indépendance. Plus généralement, les personnages font face à l’impossibilité de vivre leur enfance et leurs rêves (le concours de chant, les études, l’absence d’amis…). Enfin, de nombreux éléments font référence à la déchéance économique et sociale que le pays connaît depuis 1991, notamment à travers les paysages désolés de la steppe et des bâtiments abandonnés, ou ces troublants personnages que sont les trois orphelins (dont l’un est joué par Timur Aidarbekov, l’acteur principal de "Leçons d’harmonie"), dont l’apparition constitue sans doute le climax du film, déroutant et douloureux.

"L’Ange blessé", c’est donc un peu de chaque personnage, mais c’est aussi ce pays enclavé, grand et fragile à la fois, qui conserve un rapport complexe et ambigu avec son passé et sa mère russe et dont l’avenir reste, 25 ans après l’indépendance, encore très instable et incertain…

Raphaël JullienEnvoyer un message au rédacteur

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