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A DARK, DARK MAN

Un film de Adilkhan Yerzhanov

Un peu comme si Kitano avait réalisé un polar westernien au Kazakhstan

Dans le fin fond du Kazakhstan, Bekzat, un jeune policier, doit s’occuper d’une affaire de viol et meurtre sur mineur : le corps d’un jeune garçon est retrouvé dans un hangar et un handicapé mental des environs fait figure de suspect idéal. Baignant dans un système corrompu, il est chargé de bâcler l’enquête. C’était sans compter sur l’arrivée d’une journaliste venant couvrir l’affaire…

A Dark Dark Man film

Dès la première scène, le film donne le ton, avec un mélange d’humour noir, décalé et burlesque qui a plus vocation à susciter le malaise que le rire. Il faut dire que la situation de départ ne devrait guère permettre de s’esclaffer : un homme corrompt un handicapé mental pour que ce dernier endosse la responsabilité du viol et du meurtre d’un jeune garçon. On a connu plus comique !

En fait, on a rapidement l’impression de se sentir dans un film de Takeshi Kitano transposé dans les steppes kazakhes : la gravité des faits cohabite avec des agissements puérils et des jeux enfantins ; la violence est crue mais généralement brève et/ou hors champ ; les gros plans sont légion, y compris sur des dessins qui viennent ponctuellement souligner le récit ou les ressentis des protagonistes… Tous les marqueurs du cinéma de Kitano semblent y passer, même les figures de mafieux ou de flics corrompus, qui lorgnent franchement du côté des yakuzas (c’est encore plus flagrant dans la scène de bagarre autour de la voiture qui ressemble à une ébauche de combat d’arts martiaux). Bref, on est un peu dans "Hana-bi" !

Mais "A Dark, Dark Man" n’est pas qu’une variation kazakhe d'un Kitano. Il y a aussi un côté western. En fait, Adikhan Yerzhanov perpétue une certaine tradition du cinéma soviétique qui utilisait les grands espaces d’Asie centrale ou de Russie pour produire ce que l’on a appelé des « osterns » (également appelés « easterns »). On retrouve donc certains codes que se partagent westerns et osterns. C’est par exemple la façon dont les protagonistes se défient du regard, en silence, façon duel (l’arme utilisée par le personnage principal à la fin fait d’ailleurs explicitement référence à la coutume duelliste). C’est également la caractérisation des personnages qui découlent des archétypes westerniens : le cow-boy (le personnage principal apparaît pour la première fois avec un chapeau de cow-boy), le shérif, le renégat, les bandits… On peut ajouter d’autres éléments comme les villages presque fantômes, les tuyaux de gaz qui traversent les zones désertiques à la manière des rails de l’Ouest américain, ou encore la mine qui semble faire écho à celles des chercheurs d’or…

À part ça, il y a aussi ces figures de marginaux, rejetés par la société, moqués ou exploités, que l’on croise souvent à l’écran, et singulièrement dans le cinéma d’Asie centrale ("Luna Papa", "Le Singe", "Shizo", "Leçons d’harmonie", "L’Ange blessé"…). Ici, ce sont les orphelins et les idiots du village, qui sont soit les victimes de crimes abominables soit les suspects idéals qu’un système corrompu accuse et condamne à tort (on pourra repenser sur ce point au fameux film turc de Netflix, "7. Koğuştaki Mucize", et noter que le traitement du sujet est radicalement différent !). Dans "A Dark, Dark Man", ces protagonistes sont passifs, car ils en viennent à symboliser une population qui n’a guère de prise sur la société dans laquelle ils vivent et évoluent (rares sont les apparitions d’habitants « lambda » qui ne sont ni des marginaux, ni des policiers, ni des mafieux). Le long métrage d’Adilkhan Yerzhanov ("La Tendre Indifférence du monde") brosse en fait le portrait d’une société post-soviétique en déliquescence où tout est délabré (à l’exception notable de la station-service !), où tout est bâclé (même la corruption est parfois faite sans précaution) et où les droits humains sont constamment bafoués (à tel point qu’il est suggéré à la journaliste de ne rien dénoncer car cela donnerait lieu à des répressions).

« Ne me dis pas que tu as encore de l’espoir », dit un personnage au héros (ou plutôt anti-héros). Le constat que fait Yerzhanov est en effet guère reluisant pour son propre pays qui s’enfonce dans l’arbitraire et dans le règne de l’injustice et de la loi du plus fort. Il n’est pas anodin que le film s’ouvre sur l’image d’un homme dont on bande les yeux. C’est à la fois un clin d’œil ironique au mythe de Thémis (l’allégorie de la justice qui se doit d’être impartiale) et une façon de souligner que tout est fait pour cacher la vérité ou la travestir. La question du regard est constante dans le film : les témoins sont intimidés (« Tu n’as rien vu »), la vue est entravée (le hors champ prend tout son sens), et la justice est désespérément aveuglée. Symbolique aussi, un mafieux confisque à la journaliste sa copie de l’ouvrage de Montesquieu "De l’esprit des lois" et le jette sur le sol poussiéreux.

Au final, le film est souvent déstabilisant, dans son rythme et dans sa tonalité dissonante. On est aussi un peu confus ou sceptique, car on ne comprend pas toujours les motivations de certains et on ne croit pas aisément à l’évolution du personnage principal. Ceci dit, ces incohérences apparentes ne sont peut-être qu’une métaphore supplémentaire d’une société absurde où la justice est inexistante et où plus rien ne semble logique.

Raphaël JullienEnvoyer un message au rédacteur

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FA A,DARK,DARK MAN from Arizona Distribution on Vimeo.

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