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film-court-villeurbanne 2007 - Découvertes expérimentales

VILLEURBANNE
FESTIVAL DU FILM COURT

Découverte expérimentale : « Les Mondes Industriels »

Les occasions d’être confronté au cinéma expérimental sont si rares qu’on ne peut qu’être déçu de voir si peu de spectateurs disséminés dans la salle. Certes, le thème de cette année (« Les Mondes Industriels », pris au sens large) était moins accrocheur que l’an dernier (« Sexpérimental » !) mais la désertion pour ce cinéma si essentiel est un constat plus général. Tout simplement à cause d’un cercle vicieux : ce cinéma a tendance à rebuter car il est mal connu donc il est peu visible donc peu connu et ainsi de suite… Voilà donc l’occasion pour moi de crier haut et fort ce que Julien Ronger (intervenant habituel sur ces questions au festival de Villeurbanne depuis 8 ans) sait si habilement expliquer : le cinéma expérimental est beaucoup plus accessible et intéressant qu’on peut le penser. Mieux : c’est sûrement le genre cinématographique qui laisse le plus de liberté aux émotions et interprétations personnelles de chaque spectateur. Pourquoi donc se priver de tels privilèges ? Qui plus est, pourquoi ne pas profiter des clés de compréhension que Julien Ronger fournit aux spectateurs chaque année ? Le cinéma expérimental est d’autant plus indispensable qu’il est au cinéma un peu ce que le concept-car est à l’automobile : s’il peut d’abord paraître inutile, superflu, utopique voire arrogant, il n’en est pas moins un laboratoire des formes cinématographiques ultérieurement adoptées par le plus grand nombre. Je vous propose donc un aperçu du programme, avec à la fois mon regard forcément subjectif (peut-être simpliste par moments mais vous n’aviez qu’à venir !) et quelques reprises des fameux apports de Julien Ronger (oui, ça fait déjà trois fois que je cite son nom mais il le mérite !), et en laissant plus ou moins de côté le thème qui, à mon avis, est plutôt un prétexte à réunir des films tant il a été interprété au sens (très) large !

La preuve de la contamination du cinéma par les formes expérimentales en était faite cette année dès le premier film du programme, « Berliner Stilleben », film réalisé dans les années 1920 par l’artiste hongrois Lazlo Moholy-Nagy. Avec un tel recul, le spectateur lambda du XXIe siècle peut se demande ce que ce film a d’expérimental. Pourtant ça l’était bel et bien à l’époque de l’avant-garde même si c’est sûrement plus flagrant dans d’autres films du même courant (comme « L’Homme à la caméra » de Dziga Vertov). Moholy-Nagy offrait là une véritable (re)composition poético-documentaire du Berlin de l’époque.

60 ans plus tard, on retrouve quelques motifs similaires (les enfants notamment) chez Caroline Avery dans « Readymades in Hades », dont le titre fait référence à la démarche de Marcel Duchamp dans les années 1910. Le décallage image-son et le montage saccadé ajoute une expérience sensorielle plus radicale, qu’on peut aussi prendre comme telle dans son étrange beauté esthétique.

Encore plus purement graphique, « Wall », du Japonais Takashi Ito, nous entraîne dans un détournement psychédélique d’une image de mur d’usine, en se réappropriant la technique bien connue de l’image par image. Le rythme crescendo des motifs donne une agréable sensation de vertige visuel et sonore.

Dans « Premonition », Dominic Angerame nous montre le fantôme urbain d’une autoroute désaffectée de San Francisco, donnant à réfléchir sur les perpétuels changements urbanistiques qui alimentent nos sociétés. La réalité filmée est surprenante, l’esthétique choisie ressemble parfois à un hommage clipé du type « ils nous ont quitté ». Le résultat est fascinant.

« West Highland Way », de Stéphane Guéneau, a l’avantage de laisser le spectateur s’imprégner des flashes qu’il propose. Chaque plan, court, est en effet suivi d’un noir qui permet au spectateur d’inscrire l’image dans sa permanence rétinienne. L’occasion de réfléchir à ce qu’il voit, en l’occurrence des paysages et des quartiers populaires d’Ecosse. Un parallèle qui bouscule les clichés (dans le fond comme dans la forme).

Nouveau saut dans le temps avec « Kuzu / Junk » (1962), Takahiko Iimura, nous emmène à Tokyo. Comme dans le film de Caroline Avery, les déchets sont quasiment filmés comme des objets d’art, sublimés par le simple fait de les filmer. Au-delà des sentiments écolo que chacun peut ressentir, on est bien obligé de constater que la vie se poursuit quoiqu’il arrive. Dérangeant ? Fataliste ? A chacun d’analyser ses propres sensations.

Plus léger, « Fin de siècle » nous offre une vision ironique du passage au XXIe siècle à Paris. Pip Chodorov (par ailleurs fondateur en 1994 des éditions vidéo « Re:Voir », dont le but est de promouvoir le cinéma expérimental) joue avec le décalage de ton en apposant des musiques de dessins animés Warner sur des images de touristes et de Parisiens, pour mieux souligner certains détails et se moquer du quotidien (le nôtre aussi). Une leçon de poésie et d’autodérision.

La vision répétitive d’un paysage industriel vu d’un train, dans « Canon » de Guy Sherwin, peut donner une sensation de déjà-vu pour qui connaît le clip de « Star Guitar » que Michel Gondry avait réalisé pour les Chemical Brothers. Une preuve, là aussi, de la contamination des productions grand public par le cinéma expérimental. Certes, pour être franc, le clip de Gondry est antérieur à ce film, mais les réalisations-bricolages du Français s’abreuvent constamment d’héritages expérimentaux.

Comme le film de Iimura, celui de Dominik Lange, « Spiritueux, acides et sirupeux », prouve que les résidus de nos sociétés peuvent avoir un potentiel artistique. En mettant en parallèle une carcasse de voiture et un mur de graffiti qui lui fait face, Lange donne au véhicule un aspect inattendu, comme si les deux motifs finissaient par se mélanger. Les gros plans avec effet "flicker" sonnent aussi comme un hommage aux films peints de Brakkhage. Une façon de refaire l’histoire du cinéma expérimental ?

Pour « Energy Energy », Karel Doing a utilisé la technique du "found footage", réutilisant de vieilles propagandes industrielles pour mieux les ridiculiser et critiquer, de manière subtile, nos sociétés industrielles.

Pour finir, Gerd Gockell (ré-)anime un quartier londonien dans « Crofton Road SE5 ». Un savoureux souffle de couleurs et de mouvements dont on apprend, grâce à Julien Ronger, qu’il est le seul parmi la sélection à avoir bénéficié de subventions. Un élément de plus pour convaincre que le cinéma expérimental est un cinéma fragile. Le meilleur moyen de le soutenir est encore de venir le voir quand on en a l’occasion.

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Raphaël Jullien Envoyer un message au rédacteur