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ANALYSE : filmer la sexualité, porno ou pour nous ? (2/2)

Avec de tels films (voir partie 1), la ligne jaune entre art et pédophilie semble être franchie. En tout cas, il est difficile d’imaginer que les jeunes interprètes sortent psychologiquement indemnes de tels tournages.

Facile au contraire de condamner de tels films et de le qualifier de pédophiles, de même pour "Ken Park" de Larry Clark (2002 ; photo), autre extrême controversé sur lequel nous reviendrons plus loin. Mais peut-on aussi en négliger les qualités artistiques de façon si simpliste en n’y voyant qu’une potentielle pédophilie ? Difficile de répondre à une question aussi complexe… La pédophilie, d’ailleurs, est un thème encore plus difficile à aborder au cinéma, contraignant forcément les cinéastes à l’ultra-suggestion : des films comme "Festen" (1998) choisissent d’en montrer les séquelles (en l’occurrence sur des personnages adultes pour ce film de Thomas Vinterberg), évoquant alors la problématique au travers des dialogues, alors que d’autres films se focalisent sur les pulsions d’un personnage adulte, comme dans "Mort à Venise" de Luchino Visconti (1971), ou optent pour un angle plus symbolique tel "M le Maudit" de Fritz Lang (1931). Outre « La Petite » déjà évoqué plus haut, rares sont les films à oser une réalisation plus explicite : "Mysterious Skin" (2004), de Gregg Araki, est sans doute un exceptionnel tour de force.

Tous ces exemples, aussi différents soient-ils, exposent bien, surtout dans les extrêmes, le grand obstacle de la représentation de la sexualité à l’écran : un acteur ou une actrice doivent pouvoir assumer les conséquences psychologiques et sociales que peuvent entraîner l’exhibition de leur corps et leur participation à des actes qui relèvent a priori de l’intimité (c’est en tout cas la manière dont nos sociétés conçoivent la nudité et la sexualité). D’où l’autre limite majeure du cinéma : montrer la véritable réalité des actes en évitant la simulation.

© Albany Films distribution

À ce titre, il est intéressant de parcourir le web pour apprécier ça et là les discussions et avis sur la non simulation à l’écran. Laissons de côté les collectionneurs d’extraits qui se délectent à répertorier la nudité au cinéma (surtout si des célébrités sont concernées) et concentrons-nous sur les critiques. On constate avant tout des questionnements sur la légitimité d’un tel choix cinématographique : pourquoi représenter des actes non simulés et à quoi cela peut-il servir ? Après tout, la violence et la mort sont simulées à l’écran, dans les fictions du moins, et si l’on exclut à la fois les snuff movies, évidemment illégaux, et le sadomasochisme, forme très particulière de violence consentie, très probablement réservée à un cinéma underground marginal. La raison pour laquelle il est plus acceptable de ne pas simuler la sexualité vient simplement du fait que les personnes impliquées sont plus facilement consentantes, en leur âme et conscience, que s’il s’agissait de violence. Mais qu’apporte la non simulation sexuelle au cinéma ? Certaines mauvaises langues affirment qu’il s’agit avant tout d’une tactique marketing pour faire du buzz. C’est nier la réalité du marché (et accessoirement créer un anachronisme si on parle de buzz pour les films datant de l’ère sans Internet) : les films contenant des actes sexuels non simulés ne bénéficient généralement ni d’une distribution de grande ampleur, ni (et c’est lié) de résultats exceptionnels au box-office. Cela n’empêche pas non plus les très mauvaises critiques, comme on a pu le voir cette année avec "Q" de Laurent Bouhnik (photo), descendu de façon assez unanime.

Si on prend les plus grands succès du genre, ils n’atteignent pas des sommets au box-office : « Ken Park » (2002), pourtant très médiatisé, s’est contenté d’à peine plus de 140 000 spectateurs en France (3) alors que "Romance" de Catherine Breillat (1999) et "Intimité" de Patrice Chéreau (2001) ont tout même dépassé les 300 000 places vendues dans l’Hexagone, que "Shortbus" de John Cameron Mitchell (2006) a atteint les 100 000 avec une exposition médiatique bien moindre et que "Baise-moi" (2000) n’a comptabilisé que 70 000 places, sans doute gêné par les entraves à sa distribution. Les résultats ne sont guère plus importants quand la présence d’actes non simulés est marginale, comme c’est le cas dans "Irréversible" de Gaspard Noé (plus de 500 000 en 2002) ou "Antichrist" de Lars Von Trier (150 000 en 2009). On pourrait éplucher plus en détail les chiffres mais le constat est là : ce sont des scores dignes des films d’art et essai et la présence de sexe non simulé n’a probablement qu’un très faible impact sur les gains des producteurs. Les producteurs, d’ailleurs, rechignent souvent à financer de tels projets, preuve s’il en est du risque pris par les cinéastes qui font ce choix radical de mise en scène. Alors si ce n’est pas dû à l’appât du gain, l’intérêt ne peut qu’être artistique.

© Bac Films

Quand on observe l’ensemble des films concernés, une quasi constante apparaît : une esthétique proche du documentaire. Un indice qui pousserait à penser que l’objectif est généralement de représenter la réalité de la vie sans artifice et même sans complaisance. Ces films sont d’ailleurs souvent des visions relativement sombres de la vie sexuelle des personnages. Dans "Intimité" comme dans "Romance" ou dans "Q", la sexualité n’est pas vraiment joyeuse et pas forcément excitante, pointant au contraire du doigt les difficultés de vivre une sexualité épanouie et délivrée des culpabilités, du poids de la société ou des incompatibilités entre partenaires. Patrice Chéreau l’affirme lui-même à propos de son film : « Ce n’est ni érotique ni excitant » (4). Le constat est encore plus flagrant et effrayant pour "Baise-moi", film trash, noir, pessimiste et anti-machiste, qui donne plus la gerbe que la gaule ! Le constat est finalement le même quand l’esthétique s’éloigne du pseudo-documentaire : "L’Empire des sens" de Nagisa Oshima (1976) n’a rien de gai dans son ensemble même si l’érotisme de certaines scènes peut émoustiller. Quant à "Ken Park", la sexualité tient un double rôle pour les personnages adolescents : elle en révèle le mal-être et les cicatrices tout en étant la seule fuite possible qu’ils aient trouvée. "Shortbus(affiche) est peut-être l’un des rares exemples à vouloir promouvoir une sexualité plus radieuse et décomplexée : les personnages ne sont certes pas exempts d’interrogations socio-philosophiques, mais John Cameron Mitchell multiplie les scènes pour exposer la diversité sexuelle (entre autres une scène d’auto-fellation plutôt inédite dans l’histoire du cinéma !) et ce qu’elle peut apporter à l’épanouissement personnel ou celui du couple. Le résultat n'est pas parfait et la démonstration ne convainc pas obligatoirement, mais l’intention louable de montrer la sexualité différemment tranche avec les autres films non simulés. Mais ce rare exemple joyeux montre qu’un film avec des scènes non simulées peut difficilement être considéré comme non pornographique s’il est potentiellement excitant ! C’est le dur paradoxe de ces films : non seulement leur choix radical est qualifié de provocateur, inutile, vain ou malsain, mais leur approche ne permet généralement pas de rehausser l’image et la réputation de la sexualité exhibée.

© Mars Distribution

Outre les critiques sur l’utilité de ces représentations filmiques de la sexualité, ces œuvres (et leurs créateurs et producteurs) sont régulièrement accusés de triche. On l’a dit : les effets spéciaux (numériques mais aussi mécaniques) ont un fort potentiel de création d’illusion – alors pourquoi en serait-il autrement quand il s’agit de sexualité ? La polémique concernant la fellation dans "The Brown Bunny" (2003 ; affiche), de Vincent Gallo, est exemplaire : la réalisatrice Claire Denis avait affirmé avoir reconnu à l’écran un pénis artificiel que Gallo aurait pu dérober sur le tournage de "Trouble Every Day(5). Il est en effet facile d’imaginer la façon dont une fellation, supposée véritable, ait pu être feinte dans « Romance » (est-ce vraiment le sexe de Sagamore Stévenin ?), dans "Q" (notamment la scène de fellation dans la voiture) voire dans "Le Diable au corps" de Marco Bellochio (1986), concernant la fameuse fellation pratiquée par Marushka Detmers. De même, Catherine Breillat entretient le doute concernant ses propres films lorsqu’elle réalise "Sex Is Comedy" (2002), véritable mise en abyme de son travail où elle montre comment simuler malgré des apparences très explicites et en annonçant par ailleurs que « c’est le désir qui fait la scène d’amour, ce n’est pas le fait de voir ou de ne pas voir » (6). Toutefois, quand les plus extrémistes des sceptiques osent affirmer qu’aucun film (outre l’industrie pornographique évidemment) ne contient de sexe non simulé, il est difficile de leur accorder une grande crédibilité ! Comment nier l’évidence (au moins pour une partie des plans) dans "L’Empire des sens", "Baise-moi", "Shortbus", "Ken Park", " Q", le film à sketches "Destricted" (2006) ou encore "Les Idiots" de Lars Von Trier (1998) ? L’hypocrisie est peut-être présente de part et d’autre, chez les artistes comme chez les détracteurs. Preuve, là encore, que la sexualité dérange, notamment lorsqu’elle est montrée sur un écran de cinéma, provoquant alors les réactions les plus excessives.

La sexualité et la nudité ne cesseront sans doute jamais d’interroger les sociétés et de susciter débats et polémiques – et bien au-delà des façons dont nous avons abordé ces sujets ici (on aurait pu aussi débattre d’un aspect hautement intéressant : le traitement différencié des femmes et des hommes dans les films). Les limites de l’acceptable au cinéma continueront aussi de fluctuer au gré des créations. Surtout, la classification des films, qui varie d’un pays à l’autre (sans parler de la censure dans de nombreux coins du globe), poursuivra son pouvoir de possible nuisance vis-à-vis de la carrière d’un film – ou de protection du public si l’on prend le point de vue inverse… L’exemple de « Baise-moi », au début de notre siècle, est l’un des plus significatifs : les déboires de la distribution de ce film subversif avaient conduit à une carrière sinueuse, au gré des interdictions, des plaintes ou des appels au boycott (l’autorisation avait parfois été provisoire comme en Australie, où il fut interdit après quelques jours d’exploitation). Plus récemment, Ovidie et Jack Tyler ont connu la dureté d’une classification X pour "Histoires de sexe(s)" (2009), finalement considéré comme pornographique par la commission de classification du CNC alors que l’intention des réalisateurs n’était pas d’exciter le spectateur mais plutôt d’interroger la sexualité (7). Comme tant d’autres films que nous avons cités et qui, pour d’obscures raisons, n’ont pas connu un tel couperet… Tout est subjectif (ou inique ?). Mais comment le spectateur peut-il se faire son propre avis si on l’empêche d’avoir accès à de tels films ? Un spectateur majeur est-il à ce point irresponsable pour que la société décide à sa place de ce qui peut lui être nuisible ? La morale, souvent trop simpliste, peut-elle être évoquée pour déterminer les limites des lois et de l’art ? Vastes et complexes débats… Laissons la conclusion à deux cinéastes. D’abord Nagisa Oshima, qui nous invite à considérer la sexualité comme un véritable enjeu politico-social : « Je crois que l’érotisme est une idée bourgeoise et la pornographie un concept prolétaire » (4). Et le dernier mot à une femme, Catherine Breillat, à propos de "Romance" : « Je ne veux pas faire un film porno, qui est la négation totale du rapport humain. Tout metteur en scène veut filmer un homme et une femme en train de faire l’amour. Quand on le fait, on se rend compte qu’il y a quelque chose de tabou, de très métaphysique dans l’acte sexuel » (8).

Lire la première partie de cet article.

 

Informations

(3) Les chiffres de box-office que nous donnons sont arrondis. Des données plus précises (et pour l’ensemble de l’Europe) sont disponibles sur le site de l’Observatoire européen de l’audiovisuel.
(4) « Caméra Sutra », reportage de Stéphanie Lamome dans Première (août 2002, p.24-30).
(5) "Bienvenue à Cannes" (2007), film documentaire réalisé par Richard Shickel
(6) Interview de Catherine Breillat dans le numéro 20 de la revue Synopsis (juillet-août 2002, p.31).
(7) Sur son blog, Ovidie regrettait cette décision, mettant en avant un grand paradoxe induit par la classification X : « Histoires de Sexe(s) avait pour ambition de s’affranchir des règles de l’industrie pour adulte. Nous aspirions à sortir du ghetto, le CNC nous y a renvoyé aussi sec. ». A défaut d’une distribution normale dans les cinémas, ce film est désormais disponible en VOD.
(8) Reportage d’Eric Libiot sur le montage de "Romance" dans Première (septembre 1998, p.107-108).

Raphaël Jullien Envoyer un message au rédacteur

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