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À VIF

Un film de Neil Jordan

La vengeance d'une femme

Animatrice de radio new-yorkaise, Erica Bain peine à se remettre de l’agression qui a coûté la vie à son fiancé. Traumatisée, elle se met à hanter les rues, la nuit, à la recherche des hommes qu’elle tient pour responsables de son malheur, et se transforme peu à peu en justicière. Si le public se passionne pour ses exploits anonymes, la police, elle, est sur les dents. Traquée par un détective obstiné, Erica s’interroge : sa croisade vengeresse est-elle vraiment la bonne solution ?…

Il y a un je-ne-sais-quoi de profondément énervant à voir un film comme celui-ci se faire descendre par les professionnels, qui semblent n’y voir qu’un « sombre navet » (dixit les Inrocks) ou un « plaidoyer (…) pour l’autodéfense » (merci à Télérama), alors que les rares spectateurs y ont vu un excellent polar (mais eux, ce sont des gens normaux, ils n’y connaissent rien !). On le sait, le film d’auto-justice (ou vigilante-flick) se prête facilement à la critique, de par sa nature-même (le tout aussi réussi "Death Sentence", en a ainsi fait les frais). Mais n’est-il pas facile, et peu constructif, de s’arrêter à ce constat, quand le film en question se pose avant tout comme une réflexion humaniste et sincère ? Franchement, on peut se poser la question !

L'Amérique en deuil

S’il est un cinéaste que l’on n’attendait pas sur ce genre d’exercice filmique, c’est bien Neil Jordan ! Esthète baroque ("La Compagnie des loups"), cinéaste engagé ("Michael Collins"), ce génial réalisateur irlandais se sera souvent posé comme le porte-parole des rebelles de tous poils et des êtres brisés au destin contrarié (le magnifique "The Crying Game" en est le plus bel exemple). Le voir s’attaquer à cette histoire de vengeance personnelle virant à la vendetta pure et dure avait de quoi intriguer. Mais l’on oublie rapidement qu’en observateur concerné, Jordan ne pouvait qu’amener au film un point de vue fortement contrasté, puisqu’en retrait de par sa nationalité même. Ce qui frappe au premier abord, c’est cette vision froide et pessimiste que le cinéaste applique au contexte fort, et pourtant déjà cliché, de l’après - 9/11. Les teintes bleutées du film, donnant l’impression que le film se déroule en une seule et même nuit, nous renvoient d’emblée au chef-d’œuvre de Spike Lee, l’immense "25ème heure" (d’autant que le drame initial a lieu dans un tunnel nous rappelant fortement LA scène-clé du film précité) : même ambiance de déliquescence sociale, même spleen urbain. En quelques plans d’ensemble de la ville, Neil Jordan pose son contexte et instaure un climat lourd de menace, comme une résonance de l’Amérique contemporaine. Quoi de plus normal, dès lors, de nous conter une histoire de violence, de peur et de survie.

Une femme blessée

Son contexte verrouillé, Jordan s’applique alors à ce qu’il pratique le mieux : l’étude de caractères ordinaires en situations extraordinaires. Suivant le très bon script des frères Taylor, le cinéaste nous narre la transformation progressive d’une jeune femme ordinaire en justicière capable de tuer de sang froid. Collant aux basques du personnage, Jordan ne nous épargne rien de cette mutation progressive, aidé en cela par une Jodie Foster bouleversante (et bizarrement rajeunie !) dans la peau de cette animatrice radio dont l’univers s’effondre le soir où son fiancée décède des suites d’une agression particulièrement violente. Plutôt que de plonger tête baissée dans le revenge-movie hargneux et badass, Jordan joue habilement des ellipses (le réveil à l’hôpital est ainsi ponctué de fondus au noir) et, en excellent formaliste qu’il est, choisit d’utiliser sa caméra (une sacrée arme quand même) pour nous impliquer dans le tourment de cette victime meurtrie. La scène dans laquelle le personnage de Jodie Foster décide de se faire violence et d’affronter cette ville terrifiante, est à ce titre exemplaire. En un champs-contre champs d’apparence basique, Jordan encercle la jeune femme et joue de décadrages déstabilisants et de légères distorsions de l’image pour nous faire ressentir son malaise, cette mise en scène profondément empathique allant crescendo jusqu’à la scène du premier meurtre. Et la victime de devenir bourreau.

Le goût du sang

Que les bourrins se rassurent : "À vif" n’est en aucun cas un pensum chiant et intello ! Dès la première scène de meurtres, Jordan assume le genre investi et fonce à bras le corps dans la vendetta sanglante et ambiguë. Armée d’un 9mm, Jodie Foster se mue peu à peu en émule féminine du Charles Bronson original (celui du premier "Justicier dans la ville"). Le regard sombre, le visage fermé et la silhouette déterminée, l’actrice rend palpable les errances psychologiques de cette femme brisée, à la fois touchante de fragilité émotionnelle et terrifiante de détermination. La scène du proxénète est à ce niveau exemplaire, tant Foster se montre douce et maternelle envers la prostituée droguée, et implacable et meurtrière avec le mac dégueulasse. Perpétuellement contrebalancée par le personnage de Terrence Howard, flic humaniste perdu dans un univers dont les lois ont été changées (flics en surnombre, apparition de justiciers ultraviolents), la descente aux enfers de la jeune femme se meut en règlement de comptes hardcore et sans pitié (les balles font de vrais trous dans la peau, le sang gicle copieusement et, si besoin, on y va avec les mains !), jusqu’à un final sans concession qui ose poser de très pertinentes questions (l’auto-justice comme seul placebo à l’inaction de la police) sans apporter, quoi qu’en ai pensé la critique moralisatrice et casse-burnes (on y revient !), des réponses toutes faites. Jamais facile et en adéquation totale avec ce qui a précédé, la très controversée conclusion permet de remettre les pendules à l’heure : oui, "À vif" est un vigilante-flick hargneux et exigeant, un revenge-movie émouvant et réfléchi, en bref, un putain de film !

Frederic WullschlegerEnvoyer un message au rédacteur

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