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LAISSEZ BRONZER LES CADAVRES

Dynamite hallucinatoire

Sur une terre à l’ambiance méditerranéenne et frappée par la canicule, Rhino et sa bande commettent un braquage de fourgon blindé. Le butin est énorme : 250 kilos d’or. Un village abandonné non loin d’ici, qui plus est habité par une énigmatique femme artiste, leur semble être la meilleure planque pour échapper aux flics. Mais l’arrivée de deux policiers en moto et de trois autres invités surprises va vite transformer la situation en chaos total…

Les cyniques diront qu’il était peut-être temps que la paire Cattet-Forzani lâche un peu les baskets du giallo après en avoir brillamment déstructuré les codes à des fins purement fétichistes et sensorielles dans "Amer" et "L’étrange couleur des larmes de ton corps". De notre côté, on était si subjugués par leur proposition de cinéma que l’on était prêts à leur réclamer une carte de fidélité. Mais s’ils troquent ici le giallo contre le polar « westernisé », ce n’est pas pour laisser de côté leur propension à tout faire imploser, des conventions narratives aux règles du découpage en passant par les choix d’angle et de perspective. On peut tout de même dire qu’en choisissant d’adapter un court roman de Jean-Patrick Manchette et Jean-Pierre Bastid, ce précieux tandem avait de quoi toucher à une matière narrative un peu plus concrète, tenant davantage du récit millimétré (la trame du roman lâchait l’heure et les minutes de l’action à chaque début de chapitre) que du simple catalogue de sensations pêchées dans un genre précis. Sauf qu’en signant ici un film bien plus accessible que leurs deux précédents, ils vont paradoxalement plus loin en télescopant tout, en forçant les barrières d’un genre codifié qui aurait pu les emprisonner. La matière cinématographique était jusqu’ici une pâte à modeler qu’ils avaient su malaxer selon leur propre logique de découpage. Elle devient ici une poudre explosive, vouée in fine à éclater et à irradier en un pur festival d’hallucinations collectives. Voir "Laissez bronzer les cadavres" dans une salle de cinéma n’est donc pas un conseil. C’est une obligation.

D’une situation pour le moins claire qui aurait pu donner une énième série B agitée de la gâchette (un village en ruine où se confrontent proprios mystérieux, gangsters surarmés et flics pressurisés), le récit transcende vite ce conflit sanglant en brisant toute linéarité par un sidérant yo-yo chronologique et en se jouant des règles du découpage pour laisser s’immiscer des matières bien plus stimulantes. D’abord le fétichisme à l’état pur qui stylise l’image et les textures jusqu’à plus soif (tout élément matériel ou organique qui rentre dans le cadre finit par chatouiller nos cinq sens !), ensuite le fantasme qui creuse le mystère de chaque personnage davantage par l’allégorie implicite que par le dialogue explicite. Histoire de ne pas se perdre dans un chaos structurel pourtant organisé en amont (tout est ici pensé en valeurs de cadre et en raccords de plan), il convient donc de ranger son esprit cartésien au placard pour au contraire réactiver sa grille de lecture cachée, mue par les symboles diffus et les associations d’idées visuelles. De cette manière, passer brutalement de gunfights leoniens à une flopée de fantasmes sexuels à la sauce pinku-eïga ne sera que pure logique, puisque ce télescopage de références est ce qui irrigue le récit, ce qui renferme la clé intime de personnages en sueur, ce qui amorce autant leur regain d’indépendance – chacun semble cacher un objectif secret qui ne se révèle qu’a posteriori – que leur devenir morbide en plein cagnard.

Par analogie, on pourrait décrire le film comme un huis clos en plein air où tout se libère à partir du moment où les personnages passent de la figuration à l’incarnation, de la silhouette à l’autonomie. D’aucuns crieront à l’abstraction arty – on se contentera de les plaindre en silence – alors que le magma graphique qui faisait jusque-là le sel des films de Cattet et Forzani trouve au contraire ici le contraste qui lui manquait. Le travail formel du tandem, plus incandescent qu’il ne l’a jamais été, n’exalte plus le désir de placer le spectateur face aux forces obscures du découpage (avec le risque de le perdre dans un gros labyrinthe formel), mais s’immisce au contraire dans un récit en apparence cadenassé (car issu d’un dispositif littéraire bien réel) pour que le moindre effet graphique puisse ouvrir grand les portes de l’intime et embraser le film tout entier. D’un monde figé et menotté par le trop-plein de réalisme, on bascule ainsi dans un univers déréalisé par l’immixtion du fantasme. L’abandon est donc ici la seule porte de sortie sinon possible, en tout cas raisonnable. Tout comme s’y emploie ce casting démentiel, combinant des figures de la scène rock (depuis quand n’avait-on pas vu Bernie Bonvoisin faire l’acteur ?) à la crème du cinoche underground (revoir Elina Löwensohn et Marc Barbé recrée des réminiscences du "Sombre" de Philippe Grandrieux). Les voir s’entretuer et se « liquéfier » est un régal de cinéphage. Cattet et Forzani, de leur côté, n’ont plus rien à prouver : têtes chercheuses sans limite et/ou alchimistes charnels sans égal, ils dynamitent tout.

Guillaume GasEnvoyer un message au rédacteur

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